Grand chroniqueur de l’histoire lorraine, créateur et éditeur de l’une des plus anciennes revues de France et fin spécialiste de la gastronomie de sa province natale, Jean- Marie Cuny est depuis presque cinq décennies une figure incontournable du régionalisme lorrain. Rencontre avec un authentique enraciné.

Ce n’est pas dans un bar saturé de sonorités électroniques, ou une terrasse de café livrée aux tumultes des voitures qu’on rencontre Jean-Mary Cuny. Il s’agit plutôt de passer un grand portail, aux abords d’une petite route en rase campagne. La campagne qu’il affectionne tant. Une fois franchie, une belle demeure partagée en plusieurs familles s’impose dans un cadre bucolique. « C’est pour M.Cuny je présume ? C’est notre vedette ! » lance une voisine qui ouvre la porte du manoir. Une fois dans la bibliothèque de l’intéressé, l’amour des livres du personnage ne peut que sauter aux yeux : une hauteur de plafond impressionnante, un bel escalier en colimaçon, la sensation d’être chez soi si l’on se sent un brin bibliophile. Les planches en bois grincent…déboule sur la dernière marche un petit bonhomme à lunette au regard vif.

« Je suis né à Nancy le 6 mai 1942, jour de la fête de St Jean Porte Latine, patron des ouvriers du livre, on peut pas faire mieux ! » débute-t-il. « J’ai pourtant démarré mon apprentissage en cuisine à l’âge de 14 ans, à l’Embassy-Excelsior Hôtel d’Angleterre ; maison fort réputée de Nancy à l’époque. Rien ne me prédestinait aux livres. Mais le hasard réserve des surprises. »

Notre historien naît dans le quartier nancéien du Faubourg des 3 Maisons. « A l’époque il y avait du mélange, du vrai mélange. Très populaire dans mon quartier, mais dans la ville vieille, il y avait des anciens nobles, des ouvriers, des bourgeois, des paysans qui venaient boire le coup. Aujourd’hui c’est des intellos qui lisent Libération. Ça doit être pareil dans les plus grandes villes. » Après une enfance « dans la brasserie populaire et animée » de son père, il passe ses premières années de jeune cuisinier sur les routes, en travaillant sur la Côte d’Azur, la Meuse, le Luxembourg, mais aussi au café Foy, un incontournable de la place Stanislas de Nancy. « En 1964, et ce, pendant 10 ans, je tiens le restaurant Le Petit Jéricho à Malzéville, à côté de ma ville de naissance, aux bords de la Meurthe, sans béton. Un endroit bucolique. A l’époque, il n’existait aucun ouvrage sur la gastronomie lorraine. Je me suis donc lancé dans la rédaction d’un livre sur le sujet en 1971, qui a rencontré pas mal de succès. Avec des recettes comme la tourte aux grenouilles, qui date du XVIème. » N’en déplaise aux anglois, ne vaut-il pas mieux manger des grenouilles que leur saloperie de gelée ? « La même année, en 1974, mes recherches sur la cuisine me portent vers l’histoire de la Lorraine. Je m’aperçois de l’engouement important qu’ont les gens que je rencontre pour ce passé. Alors je fonde naïvement la Revue Lorraine Populaire. A nouveau, une réussite immédiate avec au moins 6000 abonnés. Il a fallu choisir entre les casseroles et l’édition. J’ai choisi. » Toujours en 1974, notre ex-restaurateur fonde à Nancy, Grand-Rue, la Librairie lorraine, spécialisée dans les ouvrages historiques et régionaux, juste en face… du Musée lorrain. Décidément. La librairie tiendra jusqu’en 2001.

« La Guerre de Trente Ans a ravagé la Lorraine. Et les Français ne se sont pas gênés pour ravager le duché. Alors Lorrain avant d’être Français. ! »

Malgré un partenariat fructueux avec le quotidien Le Républicain Lorrain, la Revue Populaire Lorraine devra changer de nom en 2010. Le rachat du journal par le Crédit Mutuel, et la frilosité du groupe bancaire quant à une revue régionaliste trop ancrée dans sa terre ne plaît guère aux directeurs de banque. « Déjà ils étaient Alsaciens, donc pour eux ça n’avait aucun intérêt. J’ai donc rajeuni la revue en l’appelant la Nouvelle Revue Lorraine. » Une publication qui malgré les tumultes, fête donc ses 48 ans. A méditer !

Se méfier de la politique

Proche de Jean-Marie Le Pen au début des années 1980, le régionaliste figurera sur la liste des européennes de 1984 pour le FN. « A l’époque, les journalistes me demandaient «Oui, vous vous dites royalistes, et vous êtes sur une liste électorale ? » Et je n’ai pas démenti. C’était une expérience amusante finalement. Et en effet, je suis devenu royaliste assez naturellement. », lance le sage, amusé. A propos de ces derniers, il surenchérit : « C’est un peu la foire chez les royalistes. Il y a toutes les tendances. Mais finalement ce petit côté bordélique c’est très gaulois. Pour moi ce qui compte c’est qu’on se rassemble. »

Avec ce genre de fréquentations, en pleine ère socialiste, le début des ennuis arrive. « Les gauchistes sont devenus de plus en plus violents. On venait me casser mes vitrines. On empêchait les gens d’entrer dans la librairie. Le simple fait de donner une conférence devenait une démonstration de muscles. Bref, il y avait de l’ambiance ! » Le 5 janvier 1977, à l’occasion du cinquième centenaire de la bataille de Nancy, Jean-Marie Cuny devient le chef de file de la commémoration de l’événement, place de la Croix de Bourgogne. « A l’endroit où le corps du bourguignon, Charles le Téméraire a été retrouvé. C’est la scène qu’a peint Augustin Feyen-Perrin au XIXème. Et depuis, tous les ans, nous nous retrouvons là pour l’événement. Mais pendant des années, on a eu un paquet de gauchistes face à nous pour nous empêcher de célébrer cet anniversaire. Qu’à cela ne tienne ! »

« Charles le Téméraire retrouvée mort après la Bataille de Nancy » par Auguste FEYEN-PERRIN (1865) – Musée des Beaux-Arts de Nancy

Dans une ambiance plus sereine cette fois, le nancéien de souche est aussi « chef de chapitre » pour le pèlerinage de Chartres depuis Notre-Dame de Paris. Un périple de 110km à pied. « C’est d’ailleurs impressionnant de voir cette jeunesse, dont on ne parle jamais, partir sur les routes comme ça. Des files interminables de jeunes, des polonais, des australiens, qui partent sur les routes. Je l’ai fait pendant 20 ans. Et c’est mon fils qui a repris le flambeau si je puis dire », déclare-t-il tout sourire. Un pèlerinage qui en appelle d’autres, puisque le lorrain est l’un des organisateurs de celui de Domrémy-Vaucouleurs. En hommage à la sainte lorraine, Jeanne d’Arc, il précise : « Cela fait 41 ans que cet événement rassemble plusieurs lorrains pour ces 22km qui font du bien à l’âme. C’est avec un ancien de l’Indochine que l’on a inauguré ça. Encore une belle histoire. Ça revient tous les ans. C’est fabuleux. » Pèlerinages, mais aussi transmission des savoirs, car Jean-Marie Cuny s’est entouré d’une équipe de professeurs, tant spécialistes du patois lorrain que d’histoire militaire, ainsi que de jeunes désireux de découvrir les richesses de la Lorraine, pour créer en 2021 un « cercle de ré-enracinement lorrain ».

A propos de l’identité lorraine qu’il chérit tant, il rappelle avec fierté : « La Lorraine, il faut le dire, a été un duché indépendant jusqu’en 1766. C’est une terre éminemment catholique, cernée par des protestants à l ‘époque, qui a dû affronter de nombreux ennemis. La Guerre de Trente Ans a ravagé la Lorraine. Et les Français ne se sont pas gênés pour ravager le duché. Alors Lorrain avant d’être Français. ! », avertit le régionaliste.

Un petit sourire et des yeux malicieux viennent conclure l’échange. Désignant du doigt ses interminables rayonnages pour évoquer la passation du savoir, Jean-Marie Cuny fait partie de ces grimoires ouverts dont il ne faut pas se priver d’aller y puiser les connaissances, tant que nous les avons.

Vive nos grimoires !

Vive la Lorraine !

François-Xavier CONSOLI